Peur de manquer…
Quand tout ce coincement a commencé, je me suis inquiété : rayons des pâtes dévastés, rareté des paquets de riz et de semoule, farine en quantité dans les caddys… Mais où j’allais trouver mes doses quotidiennes de glucides lents ? Car ces fournisseurs de calories me sont indispensables chaque jour. Si j’en manque, j’ai froid. Ou je perd l’équilibre et je deviens maladroit. Ou je suis gagné par la mauvaise humeur. Bref, je suis très sensible à l’hypoglycémie, depuis toujours. Et évidemment, je n’ai aucune réserve, je suis maigre parce que je brûle tout.
J’ai quand même réussi à trouver par ci par là de quoi tenir une semaine en rajoutant de la purée déshydratée. Mais surtout j’ai stocké des légumes secs : des lentilles quand j’ai pu en trouver, des pois chiches, des haricots, des pois cassés. Ouf, tout compris, j’avais pour deux semaines de nourriture de base, il suffisait de maintenir le stock à niveau, le stress pouvait retomber.
Restait à compléter. Avec des légumes frais : courges, choux, choux fleurs, radis, concombres, et de la salade… Des fruits : citrons, oranges, bananes, pommes et poires… Des surgelés : épinards et petits pois, mélange façon ratatouille…Tout ça trouvé un peu partout au gré des courses et surtout chaque dimanche, dès que le marché a pu se tenir de nouveau sur la place Job. Un peu de viande aussi, en quantité limitée, des filets de morue et de colin, quelques petites boîtes de conserve de thon, de moules et de calamars, des œufs, des yaourts et un peu de fromage. Du chocolat, du miel, de la confiture, des céréales et du lait, pour la gourmandise. Et puis de l’huile, du beurre, du café et du sucre. Et du pinard bien sûr !
Il ne manquait plus rien.
Ah, si ! Le pain, un autre apport indispensable et commode, pour éviter l’hypoglycémie. Mais ça, ça n’a posé aucun problème : les boulangeries étaient fournies. Et puis on a retrouvé le pain du paysan boulanger du marché de Job, et celui d’un autre qui livrait des commandes à « En Selle Deniers ».
Bon, finalement, tout ça n’était pas si nouveau
La seule différence avec les manières habituelles c’était surtout qu’on était privé du kebab, de la pizza, de « l’entrée plat du jour » au resto de midi, des nems et des suchis, et de tous les « plats-préparés-à-consommer-de-suite » qui remplissent les rayons « frais » des enseignes de la « grande » distribution. Fin de la solution de facilité achetée dans la société marchande.
Donc cuisine obligée, tous les jours, midi et soir.
Je n’ai pas trouvé cette contrainte très contraignante. Après tout, c’est la loi du sport pour tous les organismes vivants : on tue et on mange ! Et nous, les humains, on transforme et on prépare les aliments qu’on consomme. On peut dire que le confinement m’a recentré sur cette activité animale de première nécessité : manger. Et manger humain, c’est à dire omnivore et cuisiné. Ce qui, soit dit en passant, est facile de nos jours avec les moyens qu’on a aujourd’hui en Europe : eau potable courante, gaz et électricité, couteaux, mixer, ustensiles, et même micro-ondes ! Ailleurs, d’autres populations ont moins de facilités.
Alors pour nous, au bout du compte, ce n’est pas sur le terrain strictement alimentaire que les problèmes se posent vraiment. C’est plutôt dans le vécu inhabituel qu’il y a peut-être du souci, y compris à cause du changement de besoins énergétiques lié au confinement. Ou dans le rapport affectif à la nourriture, car on sait bien que nos goûts et nos dégoûts sont issus de plein de facteurs multiples et très divers. Ou dans la capacité à « se faire des petits plats », ce qui est une question de culture, d’éducation et d’expériences de vie, c’est à dire d’apprentissage.
Comme quoi, quand on mange, on ne se nourrit pas que de végétaux et d’animaux…
Et quand on manque, on manque vraiment de quoi ?